20.06.2022
À l’occasion du livre Abus sexuels. Écouter, enquêter, prévenir, nous avons posé six questions à la Pr Marie-Jo Thiel, médecin, théologienne, directrice du Centre européen d’enseignement et de recherche en éthique (CEERE) à Strasbourg qui a coédité le livre.
1. Nous utilisons couramment le terme d’abus sexuel. Comment le définissez-vous ?
Le terme d’abus désigne un usage inapproprié d’un bien ou d’une réalité. Parler d’abus sexuels signifie donc un mésusage grave de la sexualité, pour des mineurs ou des majeurs, vulnérables ou rendus vulnérables (par l’emprise, dans le cadre d’une relation de pouvoir…).
À partir de là, différents autres vocables peuvent être convoqués : pédocriminalité pour les crimes de viol ou d’agressions violentes sur l’enfant ; pédophilie pour désigner une structuration psychique aboutissant à une attirance sur les enfants prépubères, mais en elle-même, elle ne signifie pas encore passage à l’acte ; l’éphébolie définit une attirance pour des adolescent.e.s etc. L’apparition d’Internet a ajouté la cyberpédopornographie. Et à chaque fois les violences sexuelles peuvent être de différents types : harcèlements, agressions sexuelles, viols…
Enfin notons que le mot « abus » peut avoir l’avantage aussi de pointer vers des dérives souvent associées qui sont autant de pentes glissantes vers les infractions sexuelles : abus de pouvoir, de conscience, abus spirituels, financiers…. Se pencher sur ces questions est un chantier vaste, crucial et urgent ! D’où cet ouvrage.
2. Tournons le regard vers les victimes. Que sont-elles en droit d’attendre de l’Église ?
Toute victime, que ce soit d’agressions sexuelles ou d’autres types d’abus, doit pouvoir être reconnue au nom même de l’Évangile du Christ : les petits, les faibles, les pauvres… les victimes sont des figures éminentes où Jésus mort et ressuscité se donne à reconnaître, jusqu’à être des lieux théologiques. Ce n’est pas peu dire.
Certes, au quotidien, cela peut sembler difficile ou impossible. Mais la question n’est pas là : cette reconnaissance de la figure du Christ dans la personne victime est une exigence qui doit « in-quiéter » tout chrétien (et plus largement tout humain) au sens où elle doit appeler à sortir d’une certaine « quiétude » passive pour faire le nécessaire afin d’accueillir toutes les victimes, de les écouter, prendre soin d’elles, les entourer, les accompagner, mais aussi leur permettre que justice soit faite, que les responsabilités soient reconnues.
Enfin, tout cela doit conduire aussi à un travail de prévention et de formation de tous les acteurs concernés.
3. On n’en finit pas de parler des abus sexuels. Comment vous expliquez-vous la démesure des faits ?
Notons d’abord que les abus sexuels et leurs corollaires (abus de pouvoir ou de conscience, abus financiers, harcèlement, emprise…) sont présents à tous les niveaux de la société, plus précisément partout où est en jeu « du » pouvoir. Certes, le pouvoir en lui-même n’est pas négatif, bien au contraire. Mais il peut séduire, valoriser son détenteur, renforcer le narcissisme, jusqu’à faire croire à la toute-puissance : l’on entre alors dans un cercle vicieux où le sentiment de pouvoir et/ou la conscience de son statut « à part » ou « supérieur » est utilisé pour abuser de l’autre ; ce qui conduit à renforcer encore le sentiment d’omnipotence.
Jusqu’à présent, l’Église catholique est la seule institution sociétale en France à avoir osé faire une enquête sérieuse sur les abus en son sein, à ouvrir ses archives et engager un travail de fond. Ce fut le rapport de la CIASE (Commission indépendante sur les abus sexuels dans l'Église – https://www.ciase.fr/) sous la présidence de M. Jean-Marc Sauvé, remis le 5 octobre 2021 à la CEF (Conférence des évêques de France) et la CORREF (Conférence des religieux et religieuses), les deux instances mandantes qui ont su en prendre pleinement acte et (se) mettre au travail.
Les autres institutions sociétales – écoles, universités, organisations sportives, politiques, show bizz, etc. – pourraient en prendre de la graine et ne pas se contenter, même si c’est déjà un mieux, de révéler des cas ponctuels… On ne peut ainsi que saluer aussi la mise en place de la CIIVISE (Commission indépendante sur les violences sexuelles faites aux enfants - https://www.ciivise.fr/) dans les suites de la CIASE, afin d’investiguer sur l’inceste, première cause de maltraitance des mineurs.
4. Dans certains pays européens, les responsables ecclésiastiques peinent toujours à faire la vérité. Pourquoi ? Comment y remédier ?
Cette question est immense et n’appelle pas de réponse simple car il n’y a pas une cause unique aux abus. Bien des facteurs interviennent et souvent se potentialisent selon des logiques systémiques : facteurs théologiques, éthiques, sociaux, sociologiques, ecclésiaux, pastoraux, juridiques et canoniques, psychologiques, politiques et de gouvernance etc. Le présent ouvrage mais aussi Marie-Jo Thiel, L’Église catholique face aux abus sur mineurs (Bayard 2019), en mentionnent toute une panoplie qu’il convient d’avoir en tête pour agir.
Parler de « systémique » permet conséquemment de faire droit à cette pluralité causale, au fait que ce qu’on appelle la « crise des abus » n’est pas simplement dû à deux ou trois « moutons noirs » ; il y a certes des facteurs individuels mais il y a aussi tous les facteurs collectifs, structuraux, constitutifs… Or à partir de là, force est de reconnaître qu’il n’y a pas de « remède simple », qu’il s’agit plutôt d’une conjonction de « solutions » à différents niveaux : la prévention appartient subséquemment au niveau basique. Mais n’est pas suffisante. Il faut aller jusqu’au niveau organisationnel et structurel qui a porté et a pu favoriser les abus, et, par conséquent changer, réformer, améliorer ce qui doit l’être.
Dans la suite des recommandations du rapport de la CIASE, divers groupes de travail CEF-CORREF ont ainsi été mis en place pour faire des recommandations concernant ce niveau proprement organisationnel, structurel et théologique (https://eglise.catholique.fr/sengager-dans-la-societe/lutter-contre-pedophilie/520492-resolutions-votees-par-les-eveques-de-france-en-assemblee-pleniere-le-8-novembre-2021/).
Faire la vérité est essentiel. Cela ne démolit pas l’Église, au contraire. Une Église qui a le courage d’aller de l’avant, et le processus synodal de l’Église universelle y contribue, ouvre des chemins d’avenir et de confiance. Pour ce faire, le travail doit réellement être collectif, impliquant tous les baptisés, en sortant du cléricalisme ; il doit intégrer le synodal comme méthode de fonctionnement. Et il faut commencer par écouter le traumatisme des victimes et s’en laisser saisir jusqu’à éprouver la « peur heuristique » (H. Jonas) pour oser laisser retentir plus pleinement l’Évangile du Christ et aller de l’avant…
5. Les colloques que vous avez organisés à Strasbourg n’ont pas seulement réuni des théologiens et éthiciens. Qu’est-ce qu’une telle approche pluridisciplinaire change ? Que reste-t-il à faire dans la recherche ?
L’institution-Église seule ne peut faire le travail. C’est toute la société AVEC l’Église et l’Église AVEC la société qui doit s’engager ensemble dans un réel travail interdisciplinaire. Par exemple, l’écoute du traumatisme des victimes comme y ont incité et la CIASE et le pape François (cf. le sommet romain de février 2021) doit s’appuyer sur le savoir des pédopsychiatres et autres « psy », mais aussi des médecins en charge des maladies chroniques faisant trop souvent suite aux abus, pour en comprendre les mécanismes, l’ampleur, la profondeur, les répercussions sur toute une vie. Et ainsi bien d’autres professionnels doivent être entendus pour comprendre les mécanismes systémiques en jeu afin d’engager des travaux interdisciplinaires.
Quasiment tous les domaines de la théologie, de l’éthique, et tous les domaines déjà mentionnés doivent continuer les travaux de recherche, d’une part parce que ceux-ci sont relativement récents (depuis la fin des années 1990 !) et d’autre part parce que les différentes approches de l’interdisciplinaire nourrissent une réflexion croisée où les savoirs s’interpénètrent et appellent à nouveau d’autres investigations pour d’autres savoirs et d’autres attitudes pratiques…
6. L’Église peut-elle continuer à annoncer l’Évangile ? À quelles conditions ?
Évidemment ! Et la question n’est pas « peut-elle » car l’Église DOIT annoncer l’Évangile, c’est là sa raison d’être ! Il n’y a pas – ni pour l’Église, ni pour le chrétien individuel – à être « parfait » pour proclamer la Bonne Nouvelle du Christ mort et ressuscité. L’Église comme chaque être humain est à la fois sainte ET pécheresse. Plus encore, c’est en annonçant l’Évangile qu’elle se le réapproprie et vérifie qu’elle le met en pratique en « se corrigeant » encore et encore ! Les parents connaissent bien cela quand leur enfant leur dit : « Tu dis, mais tu ne fais pas » ! Or le processus synodal peut permettre de tels ajustements : les baptisés, qu’ils soient laïcs ou clercs, peuvent et doivent s’entr’interpeller pour se stimuler à vivre l’Évangile par leur vécu individuel et communautaire.
Car il ne suffit pas de vouloir évangéliser les « autres ». L’Évangile ne s’annonce qu’en laissant en même temps l’Esprit évangélique travailler le soi. Accueillir les figures mêlées des récits évangéliques procure alors un miroir de ce que l’on est soi-même en tant qu’individu et en tant que communauté ecclésiale : pécheur alors que je crois être juste, ET saint alors que je doute de mes capacités… Une tension évangélique qui permet de discerner et d’ajuster le langage comme la pratique, qui peut ouvrir chacun, clerc et laïc, au respect de tout autre, lui aussi, saint et pécheur, et ainsi à vivre de l’Esprit évangélique en l’annonçant selon un cercle ou plutôt une spirale vertueuse où l’agir devient cette parole dans laquelle le Verbe prend chair humaine.